« Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie. » Sentence pour le moins expéditive. Et voici bien, justement, l’un de ces jugements définitifs et péremptoires que Cioran savait lancer à la face du monde. Impitoyables et tranchantes, ses saillies mêlent à un véritable cynisme de combat les marques d’un pessimisme forcené et celles d’un scepticisme souvent épique. Malgré la perspective de trouver un jour des biographes, Cioran ne renonça pas « à avoir une vie ». Bien au contraire. La sienne, lieu d’une radicale métamorphose, le mena des regrettables égarements politiques du nationalisme roumain à la spectaculaire reconversion en moraliste à la française.

Emil Cioran naît le 8 avril 1911 à R˘a¸sinari, petit village roumain perdu dans l’ouest des Carpates. Son père est prêtre orthodoxe ; sa mère, une respectable et mélancolique épouse. Entouré de sa sœur et de son frère, il connaît « une enfance extraordinairement heureuse ». Mais, dès 1921, il doit partir pour le lycée de Sibiu, la ville la plus proche. Ce déracinement semble être à l’origine des premiers traumatismes du jeune garçon. De longues veillées durant, il arpente la ville et, comme pour s’éveiller à la fébrilité, dévore les romantiques, Kleist, Nerval et Shelley. À 17 ans, Cioran commence des études de philosophie à l’université de Bucarest, où il découvre la pensée allemande. C’est à cette époque que sa mère lui fait l’aveu suivant : si elle avait su, elle eût sans doute mieux aimé avorter. Loin d’en être traumatisé, Cioran se trouve soulagé – rien ne justifie plus qu’il prenne encore sa vie au sérieux. Tourmenté par la fatigue et par les insomnies, il n’en est pas moins actif. Boulimique de lecture, il collabore à plusieurs revues, met en chantier son premier ouvrage et termine ses études à Bucarest.

Aveuglements nationalistes

À la faveur d’une bourse d’études, il intègre l’université de Berlin en 1933. En Allemagne, Hitler a été nommé chancelier en janvier, et le parti national-socialiste a remporté les élections législatives de mars. Le IIIe Reich est proclamé. Ayant jusqu’alors refusé tout engagement politique, Cioran assiste avec enthousiasme aux grandes messes nazies. Il s’enflamme dans les colonnes de Vremea, une revue roumaine : « Aucun homme politique dans le monde actuel ne m’inspire autant de sympathie et d’admiration que Hitler. » La vague brune qui déferle sur l’Allemagne donne corps aux envies de démesure du jeune étudiant frustré par l’insignifiance de son pays natal. La Roumanie n’est d’ailleurs pas épargnée par les convulsions de l’Histoire : en décembre, la Garde de Fer, un petit mouvement fasciste, antisémite et antibolchévique fait assassiner le Premier ministre, Ion Duca, sous l’élan d’un chef charismatique, Corneliu Codreanu.

Revenu en Roumanie pour accomplir ses obligations militaires, Cioran voit paraître en 1934 son premier livre, Sur les cimes du désespoir : « C’est un livre mal écrit, sans aucun style, un livre fou, il contient cependant toute ma pensée. » Insignifiance de la vie, médiocrité humaine, malédiction de l’intelligence… l’ouvrage exprime de fait toutes les intuitions nihilistes et antihumanistes qui marqueront l’œuvre de Cioran. Mais il porte aussi l’emphase des emportements à venir : « Je voudrais […] m’accomplir dans l’anéantissement, m’élever, dans un élan démentiel, au-delà des confins. » Le livre est remarqué ; son auteur devient une figure centrale de la scène littéraire et intellectuelle roumaine. Publié deux ans plus tard, Le Livre des leurres confirme son aspiration à l’extase et à la démesure. Toujours en 1936, il devient professeur de philosophie au Lycée de Bra¸sov. Surnommé « le dément » par ses élèves, Cioran, alors absorbé par la lecture de Shakespeare, exècre l’enseignement. Cette période est aussi pour lui celle des tensions existentielles les plus exacerbées. En proie à des crises mystiques, alternant poses exténuées et fulgurances extatiques, le penseur a besoin d’ivresse pour étancher sa soif de lyrisme et d’absolu. Il est irrésistiblement attiré par ce nationalisme qui a, selon lui, redonné sa grandeur à l’Allemagne : tout comme son ami Mircea Eliade, historien des religions et spécialiste des mythes, il se rapproche de la Garde de Fer, en partage un temps la ferveur – adhérant davantage, dira-t-il plus tard, à la capacité du mouvement à sublimer le destin roumain qu’à son programme politique concret.

« Ce que je savais à 60 ans, je le savais tout aussi bien à 20. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification »

Cet engagement exalté trouve toute son expression dans la parution, fin 1936, de la Transfiguration de la Roumanie. Mû par une vision pessimiste de l’Histoire, Cioran estime que son pays n’a jamais eu cette destinée glorieuse qu’ont en commun les grandes civilisations. Il s’agit donc de donner à la Roumanie les moyens d’une ambition historique nouvelle. L’ouvrage est résolument polémique. Le nihilisme subtil de sa pensée s’y déploie dans une atmosphère amère et souvent haineuse. Pour Cioran, le principal problème du destin roumain est d’avoir toujours été entravé par les étrangers. La fureur nationaliste et xénophobe prend même dans certaines pages la forme d’un antisémitisme avéré : « Évoquer le vampirisme et l’agressivité des Juifs signifie souligner un de leurs traits caractéristiques sans pour autant atténuer tant soit peu le mystère de la nature judaïque. » Dans une réédition de la Transfiguration, revenu de ses excès, le penseur biffera les pages les plus nauséabondes de l’essai.

En 1937, Cioran obtient une bourse d’études de l’Institut français de Bucarest pour terminer en France une thèse de philosophie. Mais il ne croit déjà plus aux vertus de la discipline. Définitivement dilettante et apatride, il s’achète un vélo et parcourt la France, jetant sur le papier les premiers fragments du Crépuscule des pensées – œuvre charnière en cela que, dans la roue du désespoir, Cioran prend ses distances avec son propre passé. Il visite aussi la Suisse, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre. L’effort physique est une catharsis : « Les cent kilomètres par jour que je faisais m’ont permis de surmonter la crise [de mes insomnies]. » De retour à Paris, son directeur de recherche lui confirme ce dont lui-même était déjà persuadé : « Il vaut mieux faire la France à bicyclette qu’une thèse de doctorat. »

Juin 1940. Les Allemands défilent dans Paris. Cioran assiste indifférent au triomphe de Hitler. Cependant, comme le montre sa correspondance, il reste idéologiquement marqué par ses ardeurs juvéniles. C’est le spectacle conjoint de l’Occupation et des exactions de la Garde de Fer en Roumanie qui le pousse à abandonner la politique comme instrument de son radicalisme. Le virage est plus profond encore, et touche à la pensée : Cioran choisit non seulement de renoncer à l’engagement politique, mais aussi à toute forme de certitude intellectuelle. Il continuera bien d’affirmer, mais ne justifiera plus rien. Quant à la virulence du propos qui reste sa marque de fabrique, il en fait la force vivifiante d’un pessimisme devenu total. En 1941, il publie une déclaration d’amour crépusculaire à son pays d’adoption : De la France décrit un peuple ayant épuisé toutes ses capacités ; peuple revenu de toutes les illusions, et pour cette raison plus mature et avancé que tous les autres ; peuple faisant, dans un monde qu’il sait vain et absurde, le pari lucide et superficiel du style et de l’élégance. Du goût pour tout dire. Pour Cioran, la passion, l’obsession esthétique française est porteuse d’une valeur éthique, dont il entend s’inspirer dans la quête de son propre salut. Sa découverte des moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles lui fournit en effet cette « camisole de force » morale dans laquelle il peut renfermer sa rage et « liquid[er] le passé ». Toutefois, il ne prononcera jamais de véritable mea culpa sur ses aveuglements nationalistes.

Durant l’Occupation, Cioran vit dans de petits hôtels du Quartier latin, et prend ses repas au Foyer international étudiant. C’est là qu’il fait la rencontre de Simone Boué en novembre 1942. Ils ne se marieront jamais, mais resteront ensemble toute leur vie, fidèles l’un à l’autre. En 1947, elle l’emmène passer quelques semaines de vacances à Dieppe. C’est là que se produit pour l’écrivain l’ultime étape de la mutation engagée depuis son arrivée en France : alors qu’il tente de traduire en roumain la poésie de Mallarmé, il réalise l’incongruité de la gageure : « Quelle absurdité ! À quoi bon traduire Mallarmé dans une langue que personne ne connaît ? » Ses livres étant interdits dans une Roumanie désormais stalinisée, Cioran se convertit définitivement au français, comme on entre en religion. En dix ans, il aura donc accompli une triple métamorphose : il aura broyé ses enthousiasmes politiques dans les gouffres du scepticisme et du pessimisme ; il se sera arraché d’un pays natal dont il avait toujours regretté qu’il lui parût si méprisable ; il aura poussé le divorce jusqu’à s’exiler de sa propre langue maternelle, pour rejoindre les rivages français du style et du goût.Un ami présent et attentif

Essayiste italien, professeur à l’université de Padoue, Mario Andrea Rigoni a été l’un des proches de Cioran, qu’il a également traduit. Il a rassemblé ses écrits sur son ami dans Cioran dans mes souvenirs (PUF, 2009).

« Ne commettons pas l’erreur de croire qu’une vision sombre de la réalité implique un désamour de la vie. Si Cioran insistait tant sur le mal à l’œuvre dans le monde et l’Histoire, il n’en aimait pas moins l’existence, probablement plus que la plupart d’entre nous. Paradoxalement, ses livres, loin d’être déprimants, produisent un effet “tonique”. Cela tient sans doute au miracle du style, mais aussi à la présence d’un moi totalement vivant. Dans l’intimité, Cioran, que j’ai rencontré au début des années 1970, était un homme sensible, un causeur charmant, un ami présent et intelligent, attentif et protecteur. Il n’était pas sectaire et s’ouvrait à tous – sauf aux emmerdeurs et aux imbéciles, une catégorie effectivement très vaste… Il avait un humour métaphysique mordant, et fréquemment recours à l’ironie, et même à l’auto-ironie, comme à un petit antidote à sa conception apocalyptique des choses. Je vois dans ce trait de caractère un signe de sa vitalité et de la grandeur de son esprit. Je me rappelle que Ionesco lui avait dit au téléphone : “Vous savez, je vais mourir.” Et Cioran de lui répondre : “Non, attendez, attendez…” Une autre fois, quelqu’un lui demanda : “Vous êtes Cioran ?” Il eut alors cette repartie : “Non, je l’étais !” Il avait ce rire si marquant, large et authentique, autant que sa mélancolie était profonde. »

Pour donner corps à cet exil, Cioran se lance dans la rédaction du Précis de décomposition. L’ouvrage sonne comme un éloge de la décadence et s’ouvre sur une déconstruction du fanatisme auquel l’auteur vient de faire ses adieux. Avec mordant, Cioran cisaille ses fragments et éclate sa pensée pour mieux s’opposer à toute édification d’un système philosophique. Pourfendeur des idéaux religieux et moraux, il s’oppose à tout et ne prend le parti de rien. En 1948, des préoccupations urgentes l’éloignent un temps du projet : son frère Aurel, resté en Roumanie, vient d’être arrêté pour ses opinions antistaliniennes ; il ne ressortira de prison que sept ans plus tard. Cioran se sentira longtemps responsable de cette incarcération, ayant un jour dissuadé Aurel d’entrer dans les ordres… Le penseur revient au Précis, le réécrit quatre fois. Après tout, Pascal lui-même n’avait-il pas réécrit dix-sept fois ses Provinciales ? En 1949, l’essai est publié et remporte un certain succès d’estime. Combat consacre un article à Cioran, qui obtient le seul prix qu’il acceptera, le prix Rivarol. Raisons financières obligent.

Un exil ascétique

Il faut dire que Cioran refuse de travailler, menant de ce fait une vie pour le moins ascétique. Il loge toujours dans de petits hôtels ou dans des chambres de bonnes. Pour manger, il fréquente encore le restaurant universitaire de la Sorbonne en 1951 – année de ses 40 ans ! – lorsque l’accès finit par lui en être interdit. Mais l’homme au train d’existence modeste ne vit pas en ermite, bien au contraire. Il a de nombreux amis, auxquels il tient beaucoup et qui l’aident financièrement de temps en temps. Il fréquente Ionesco et Eliade, rencontrés en Roumanie, mais aussi des auteurs comme Beckett ou Michaux. Ceux qui le côtoient sont tous frappés par sa joie de vivre très sonore et par son rire presque diabolique… À cette époque, il emménage avec Simone Boué au 21, rue de l’Odéon, dans une petite mansarde qu’ils ne quitteront plus.

Le ton sarcastique et les aphorismes cyniques des Syllogismes de l’amertume (1952) creusent inlassablement le sillon de la grande mutation, poursuivie dans Histoire et Utopie (1960) : Cioran y radicalise toutes les raisons philosophiques qui ont pu venir à bout de son nationalisme passé. Progrès, démocratie, civilisation… aucune illusion politique ne peut plus échapper au décapage intégral, à la vengeance de sa lucidité. Expression de la désillusion consommée, l’écrivain dédaigne les manifestations de Mai 68 : l’idée d’être encore le complice de quelque engagement que ce soit lui répugne désormais par principe. Il déserte le front des batailles concrètes et rejette le modèle de l’intellectuel universel omniprésent – d’où le mépris que ce « sceptique passionné » voue à Sartre, à ses yeux un « petit Napoléon de la pensée ». Dès lors, c’est bien sous les traits d’un moraliste intransigeant qu’il redéploie son anti-humanisme radical, en particulier dans De l’inconvénient d’être né, essai paru en 1972, qu’il retiendra comme son préféré. Le volume frappe par ses charges contre l’existence, non dénuées d’humour et teintées par un sens aiguisé de la contradiction provocante : « J’exècre cette vie que j’idolâtre. » Cioran poursuit ce travail de sape jusqu’en 1987. Méfiant à l’égard du succès qui point et lassé d’écrire, il décide alors de mettre un terme à sa carrière littéraire. Après des années de labeur vouées au culte du style, son parcours lui apparaît comme celui d’une interminable redite : « Ce que je sais à 60 ans, je le savais aussi bien à 20. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification. »

En avril 1988, à 77 ans, Cioran est hospitalisé. Certains ironisent, en faisant courir le bruit d’une tentative de suicide dont il aurait enfin cherché à exécuter le projet si longtemps avorté. Mais il n’en est rien. Cet « épileptique manqué », comme il aimait à se penser, est en réalité atteint de la maladie d’Alzheimer. Il en meurt à l’hôpital Broca, à Paris, le 20 juin 1995, à l’âge de 84 ans, de cette mort qu’il décrivait comme « ce que la vie a inventé jusqu’ici de plus solide ».

Source: Emil Cioran. L’esthète du néant | Philosophie magazine (philomag.com)

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